Argumentaire

Ce colloque interdisciplinaire et international vise à interroger les modalités littéraires, artistiques et discursives de figuration de femmes scientifiques, et plus largement de personnes minorisées de genre évoluant dans les sciences, ainsi que leurs usages didactiques, sociaux et politiques. Il s’inscrit dans une dynamique scientifique ayant vu ces dernières années l’organisation de deux journées d’études sur les écrivaines savantes (Cassagnau, Gervolino et Winter, 2023 et 2024), et en remontant plus loin la tenue de séminaires « Science et genre » fondés sur les textes précurseurs de Margaret Rossiter, Evelyn Fox Keller ou encore Londa Schiebinger (Fougeyrollas-Schwebel, Rouch et Zaidman, 2003 ; Löwy, 2003).
 
La caractérisation de « scientifique » est ici volontairement circonscrite aux sciences dites « dures », c’est-à-dire aux sciences exactes, fondamentales et expérimentales (mathématiques, informatique, physique, chimie, sciences de la vie et de la terre, sans exclusion d’autres disciplines de ce champ) dans l’idée d’interroger les figurations genrées au prisme d’un contexte social et culturel marqué par la masculinité, de la composition numérique de ces espaces aux codes, normes et ethos qui y sont associés (connotations de l’expression « sciences dures », boy’s club, codes virils de la recherche scientifique, etc.).
La partition entre « sciences dures » et « sciences humaines » correspond à une partition récente ; le choix de cette approche circonscrite permet d’appréhender sur le temps long les spécificités des rapports de genre dans les sciences aujourd’hui dites dures, tout en s’intéressant aux problèmes que pose cette distinction (Shapin, 2022) dans une perspective genrée.
 
Les problématiques des supports de la recherche et de la création associés aux femmes sont prises en charge depuis longtemps déjà, autour des figures de femmes artistes notamment. On veut, dans ce colloque, éclairer des travailleuses intellectuelles longtemps peu nombreuses et peu visibles dans leur champ de pratique mais aussi dans les représentations collectives, et ce dans un contexte où les sciences sont à la fois vectrices de pouvoir et fortement questionnées selon des postures politiques et épistémologiques diverses. Il s’agit d’étudier les phénomènes de mise en récit et de patrimonialisation produits par les discours médiatiques et œuvres culturelles autour de figures de femmes scientifiques, chercheuses, liées aux savoirs et à des formes de création, et prises dans des dynamiques complexes d’invisibilisation et de désinvisibilisation. 
  
Les notions polysémiques de « figure », « figurer » et « figuration » sont employées à dessein, et dans plusieurs perspectives. Ils convoquent tout d’abord des dimensions à la fois rhétoriques et plastiques, au-delà du seul support textuel, et concernent les formes, leurs élaborations et leur expressivité (Auerbach, 2017). Les objets considérés relèveront ainsi des productions discursives et culturelles au sens large, associant textes, images (fixes et animées) et sons, dans l’optique d’une réflexion sur les médiums et les média (Citton et Doudet, 2019) prenant en charge ces figures. La connotation scientifique, notamment mathématique, du terme « figure » fait signe vers des formes d’abstraction et de typification, mais également des régimes de spatialité. Les personnages de femmes scientifiques pourront donc être étudiés dans les formes qu’ils prennent ainsi que dans leurs rapports et leurs positionnements au sein des œuvres, des structures actantielles et des cadres sociaux. Les questions liées à l’auto-représentation et aux effets des figurations sur celle-ci, et inversement, pourront également être prises en compte.
 
Le colloque adopte une perspective transséculaire et sur le temps long permettant d’historiciser le contemporain, interrogeant les notions de la mémoire, des stéréotypes (Amossy et Herschberg Pierrot, 2021), de l’invisibilisation, des « rôles modèles » (Breda et al., 2023), ainsi que les procédés de la mise en récit et de la patrimonialisation.
Les figures étudiées pourront relever aussi bien de la fiction que du factuel, dans la mesure où les modes de figuration articulent ces deux pôles d’un même spectre de rapport au réel médié par le discours : comment des figures historiques sont-elles mobilisées, transformées, détournées dans les œuvres culturelles (Weber et Albrecht, 2011) ? L’influence de la mise en récit pourra être interrogée à la lumière des approches récents sur la fiction et la narration (Lavocat, 2016). Dans l’idéal, les communications chercheront à dépasser les seules études de cas particulier pour s’attacher à des enjeux plus généraux, théoriques ou réflexifs que les exemples viennent illustrer, nourrir ou infléchir. Les questions de méthode pourront aussi être abordées : difficultés des recherches autour des femmes scientifiques en archives, paramètres d’analyses qualitatives et quantitatives des données, méthodologies d’enquête et de restitution comme le portrait (Le Marec, Molinier et Le Forestier, 2014).
 

Axes envisagés

  • Modalités de l’élaboration collective et/ou individuelle des figures
On pourra par exemple explorer la construction de personnages dans la culture populaire (littérature, cinéma, séries) - qu’il s’agisse de personnages fictifs ou inspirés de personnes réelles - ou encore la représentation des chercheuses et « expertes » dans les médias (Aschwanden, 2013) ou encore sur Wikipédia (Dabestani et al., 2024). 
Des éclairages historiques et intertextuels seront appréciés pour éclairer l’influence de représentations traditionnelles voire mythologiques sur ces figures construites dans un va-et-vient entre individuel et collectif. Les études de formes d’écritures biographiques et autobiographiques sont également bienvenues, qui permettent de mettre au jour l’élaboration d’(auto-)biographèmes associés spécifiquement aux femmes scientifiques.
  • Matérialités, objets, supports des pratiques et de la monstration des femmes / sciences
On pourra interroger la spécificité de certains supports utilisés par les femmes dans leur pratique et la diffusion de leurs découvertes, et inversement les outils mobilisés pour évoquer leur travail, parfois au prisme d’un regard masculin. Outre les pratiques langagières (Boidin, Krampl et Tardivel, 2024) et scripturales, la dimension visuelle, sonore ou tactile des objets mobilisés pourra ouvrir la porte vers une exploration sensible dépassant la figuration abstraite pour s’incarner.  L’étude iconographique autour des femmes pratiquant les sciences pourra par exemple faire l’objet d’une approche diachronique.
  • Approches critiques des sciences et savoirs « des femmes »
Dans une perspective épistémologique, les communications pourront questionner l’apport des approches féministes et du tournant des studies tant dans notre figuration contemporaine des femmes scientifiques que dans l’apparition de nouveaux objets ou la réorientation de certaines pratiques de recherche. Le cheminement intellectuel de Donna Haraway, qui la conduit de la recherche en biologie vers une réflexion féministe pourrait ainsi être un exemple stimulant de croisements disciplinaires.  
  • Formes et approches de la sur-représentation des scientifiques masculins dans divers champs socio-discursifs
Cet axe cherche à interroger la place qu’occupent,  par exemple d’un point de vue quantitatif, les femmes dans l’espace scientifique, institutionnel ou non, et par conséquent la place qui leur est consacrée par la suite dans l’espace médiatique et dans les représentations culturelles. On pourra donc s’intéresser à la sur-représentation masculine ou à la sous-représentation des femmes dans certains domaines scientifiques et aux modalités de leur intégration au sein du monde scientifique (usage et pratique des activités d’enseignement, de recherche, de médiation scientifique).
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